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Paule Darmon : nomadisme et écriture

Écrire sur quelqu’un de réel, c’est en faire un personnage. Il y a des limites à respecter. La vérité tire les rênes de la fiction et il semblerait impossible de faire de Paule un oiseau ou une sirène ou la couleur orange de ses tableaux.

Entrons dans le texte comme dans une maison. D’abord l’entrée. Un immeuble Art déco, un ascenseur aux portes étranges comme des barreaux de cellule et un heurtoir ancien en forme de main. En faisant ce chemin, j’ai rencontré Paule, qui ne s’attendait pas à quelqu’un d’aussi grand. Elle m’a préparé un café et m’a offert des biscuits. Elle ne savait pas grand-chose de La Revue, alors je lui ai raconté que j’avais écrit sur Cortázar dans l’édition précédente. Elle m’a dit que sa mère avait été l’amie d’Ugné Karvelis, éditrice chez Gallimard et l’une des dernières compagnes de Cortázar. Aussi, qu’elle ne s’était jamais sentie à l’aise dans le milieu littéraire français.

Elle tournait les pages, tout avait changé

Elle est née à Casablanca, dans une ville qu’elle déteste maintenant. La seule raison est le passage du temps, elle n’y trouve plus sa place. Elle n’a pas pu accompagner le changement de paysage, elle n’était pas là. La famille a déménagé de manière abrupte. Son père était allé faire une simple démarche à l’administration publique. Le Maroc n’était plus une terre française. Au bureau, on lui a dit que le document serait prêt dans trois jours. Il a été surpris, ce n’était pas si long. Quelqu’un lui a fait un signe. Il l’a compris et a sorti un billet. La démarche est passée à moins de 24 heures. Quand le père est rentré à la maison, il a dit « on s’en va ».

La destination fut une ville du nord de la France sortie des livres de lycée. En marchant dans Chaumont, Paule, à dix-sept ans, avait l’impression de tourner des pages. Tout avait changé, y compris le prix des citrons. Un après-midi, au marché, sa mère en demanda deux kilos. Le vendeur la regarda les yeux écarquillés, comme devant un sacrilège. « Regardez, ils coûtent deux francs chacun ». Ce fut alors la mère qui ouvrit grand les yeux, comme escroquée. « 2 francs le citron », s’écria-t-elle, « d’où je viens, on te les jette à la tête ». Et c’est ainsi qu’elles quittèrent le marché, sa mère pensant peut-être aux dangers de l’immigration, ou que les vendeurs de fruits et légumes pouvaient être des voleurs, peut-être ressentit-elle de la colère contre son mari.

Un autre jour, dans le train, Paule dit à une femme qu’elle venait de Casablanca. La passagère la regarda fixement puis lui demanda si en Afrique, on coupait les dents de devant des filles. Paule ne sut que répondre. Elle improvisa un rire ou s’éloigna, ou la femme descendait bientôt. Ensuite, elle toucha ses incisives qu’elle s’était cassées enfant en tombant en jouant.

À cette époque, elle voulait être architecte mais son père lui dit qu’elle finirait comme la secrétaire d’un mari architecte. Il faudrait encore beaucoup de temps pour rompre avec l’autorité paternelle : un mariage, des déménagements, un divorce, un enfant, etc. L’écriture était quelque part dans un creux, cachée comme une taupe. Pour quitter la maison familiale, elle partit dans un internat pour se former comme professeur d’éducation physique. Elle était bonne nageuse, elle aimait le sport, le plein air. L’internat, bien que dans un château, ne fut pas une bonne idée. Elle voulut arrêter et le père fut catégorique : « Si tu commences, tu termines ». Après trois ans, le corps de Paule, mince et élancé, gagna en muscle, en structure, en solidité. Le changement, pour quelqu’un qui ne le cherchait pas, était un rappel de la fuite. Finalement, Paule désobéit et partit sans terminer.

Plus tard, elle se maria pour satisfaire les attentes. Il était aimable, conciliant, juif, de la branche ashkénaze. Paule, cependant, vient d’une mère de famille rabbinique séfarade, de ceux expulsés par Isabelle la Catholique. Les différences étaient grandes. D’autre part, les parents de son mari avaient échappé à la mort dans les camps de concentration. Le reste de la famille avait été exterminé. Cela avait laissé des séquelles. La belle-mère de Paule ne tolérait pas les retards, les bruits forts, toute déviation de ce qui était attendu. Pour faire face à sa nouvelle vie conjugale, Paule dut adopter la politique du laisser-faire.

Passer de l’autorité du père

Un jour, en marchant avec son fils, elle tomba sur un arbuste orange. Ils rentrèrent vite à la maison, elle dégagea la table, chercha du papier, des couleurs et ainsi commença la peinture. Son appartement à Buenos Aires est plein d’orange : murs, chaises, lampes, le canapé du salon, quelques tableaux. J’ai demandé à Paule si elle avait encore cette première toile avec l’arbuste, mais non.

L’écriture a commencé à la même époque, dans les années soixante-dix. « J’écrivais mieux quand je n’étais pas à la maison », m’a dit Paule. Son premier livre, Baisse les yeux, Sarah, est le récit d’une femme juive, née à Casablanca, qui se rebelle contre le pouvoir masculin. « Je voulais montrer qu’une femme au Maroc passait de l’autorité de son père à celle de son mari ». C’est le premier roman qui a donné une voix à un corps juif, féminin, français, périphérique et migrant. C’est ce qu’on lui a dit chez Grasset, maison d’édition qui a accompagné Paule dans la transformation du premier manuscrit, plus proche d’un journal intime, en le roman qui fut publié ensuite. Malgré le dramatique du sujet, l’humour traverse l’écriture de Paule. Elle a un rire qui déborde de son visage, mais elle n’aime pas comment elle apparaît sur les photos quand elle rit.

Après son deuxième livre, L’Homme adultère, elle a continué à écrire pour le cinéma et la télévision. Après une période de voyages, elle est arrivée à Buenos Aires en 2007. Elle a décidé de rester assez rapidement. Elle est tombée amoureuse de la lumière, de l’espace, elle a eu l’impression de revenir à Casablanca. De l’autre côté du monde, elle a trouvé une ville à certains égards jumelle, qui lui a donné avec le temps la joie du tango.

En plus de fréquenter religieusement les milongas, elle a terminé ici son troisième roman, fruit d’une expérience personnelle. Elle s’est obsédée pour l’espion israélien Eli Cohen, a écrit un scénario qui n’a pas été tourné et a voulu que Robert de Niro le joue. Ainsi est né Robert de Niro, le Mossad et moi, dont la protagoniste, Dora Bessis, née au Maroc, intercale des fragments du scénario qu’elle écrit, tout en faisant avancer la narration avec sa propre histoire. Paule s’utilise comme principe parce que c’est ce qu’elle a de plus à portée de main. Ensuite, le récit la dépasse, elle joue tous les personnages, les scénarios se multiplient et les coïncidences autobiographiques servent à ce que nous, lecteurs, mordions à l’hameçon.

Une grande partie de cet après-midi avec Paule, j’étais assis face à un tableau jaune et bleu, avec une sorte de totem géométrique apparenté à De Chirico ou Bacon. À l’intérieur du totem, un couple pris dans une étreinte de pierre. La deuxième fois que nous nous sommes vus, elle m’a dit qu’elle l’avait fait quand elle était mariée. Elle ne peint plus beaucoup maintenant, mais elle aimerait s’y remettre. L’écriture continue de l’accompagner. En 2023, elle a sorti son dernier roman, Cherche David éperdument, et elle travaille sur un livre de nouvelles sur des histoires du Maroc basées sur des souvenirs ou des interviews qu’elle a faites.

Après lui avoir pris des photos, je me suis rendu compte que Paule a quelque chose de ma grand-mère. Selon l’angle, elle ressemble aussi à Lispector, l’une de mes écrivaines préférées. Avant de terminer, si Paule venait à lire ce profil, je voudrais lui partager quelques vers d’Athena Farrokhzad, poétesse suédo-iranienne :

Ma grand-mère a dit : Quand tu es d’un endroit, c’est inéluctable
Tu peux dire, j’ai changé là-bas
j’ai arrêté de ramasser des pierres
Ou je n’ai jamais été faite pour l’aube qui assiège le gel
Mais tu ne peux jamais dire, je ne suis de nulle part
C’est pourquoi, si un jour tu vendais ton appartement, Paule, ne t’afflige pas, car tu portes le Maroc sur ton dos depuis le jour où tu l’as quitté.

Santiago Hamelau
Santiago Hamelau
Soy escritor y traductor. Me encanta leer, viajar, ir al cine y visitar museos. Saco fotos como hobby y tengo un espíritu curioso.

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