Traduire, c’est se lier d’amitié avec l’étranger

L’art généreux de rapprocher les mondes permet la première rencontre entre un lecteur d’une langue et un auteur d’une autre. La littérature argentine regorge de scènes de traduction marquées par l’empreinte de l’amitié. La Revue s’attarde sur une poignée d’entre elles.


Un paradoxe. La traduction part de la non-communication. Selon Ricœur, l’existence de nombreuses langues crée la nécessité de franchir les limites. Traduire, c’est trafiquer entre les langues, ouvrir des formes d’expression inédites et rapprocher les individus de vies étrangères. Grâce aux livres, ce sont les idées et les personnes qui voyagent. La traduction accueille et transforme. Elle étend l’amitié au-delà d’une langue, générant des mutations et des liens inattendus. C’est tout sauf une trahison, plutôt un guide. Traduire, c’est prêter ma langue à l’étranger. Le traducteur, potentiellement le meilleur lecteur, examine le texte de manière chirurgicale. Ce travail intime explore de multiples couches, établissant une amitié fantasmatique et heureuse.

Albert Camus – Victoria Ocampo

Parmi les figures qui ont tissé des ponts entre l’Argentine et le monde, et en particulier entre l’Argentine et la France, se trouve Victoria Ocampo. Sa vie fut, dès le commencement, une confusion de langues. Durant ses nuits d’enfance, elle s’agenouillait pour prier dans la langue d’Edmond Rostand, elle avait appris l’alphabet français avant l’espagnol. Elle découvrit Camus en traduisant son Caligula. Plus tard, à New York, elle le vit en chair et en os. Ils se plurent et entamèrent une correspondance. Durant son voyage à Buenos Aires, Camus logea chez Victoria. L’amitié entre eux ne souffrit pas de la distance de l’Atlantique. Camus écrivit à Victoria : « Je souhaite aussi que nous établissions une correspondance un peu suivie. Nous ne sommes qu’un petit nombre et nous nous perdons au hasard des continents. Unissons-nous. Unissons-nous ». Après la mort de Camus, Victoria continua de réviser les traductions de son ami.

Emily Dickinson – Jorge Luis Borges – Silvina Ocampo

Silvina Ocampo transposa en espagnol plus de 500 poèmes de la transcendantaliste Emily Dickinson. Son ami Borges collabora à ces traductions. Bioy Casares commente que cette activité servit à rapprocher Silvina et Borges après quelques différends. La préface que ce dernier dédia à l’édition des poèmes révèle comment une amitié n’épargne pas des concessions : « J’ai soupçonné que le concept de version littérale, inconnu des anciens, procède des fidèles qui n’osaient changer un mot dicté par l’Esprit. Emily Dickinson semble avoir inspiré à Silvina Ocampo un respect analogue ». Borges, qui n’adhérait pas à la traduction littérale et préférait la modification de l’original en fonction de quelque aspect pertinent, dut probablement céder face à l’obsession de Silvina d’émuler les mots, les silences, l’étrangeté de la langue de Dickinson en espagnol. Cette concession, transformée en éloge dans la préface, fut sûrement un acte d’amitié.

Gombrowicz et son équipe

L’écrivain Witold Gombrowicz resta bloqué en Argentine à cause de la Seconde Guerre mondiale. Sans savoir parler espagnol et avec un groupe de Latino-Américains qui l’aimaient et l’admiraient, mais qui ne connaissaient rien de la langue polonaise, il tenta de traduire son œuvre délirante, Ferdydurke, dans un contexte non moins délirant. Il avoue lui-même dans la préface : « Cette traduction fut effectuée par moi et ne ressemble que de loin au texte original ». Adolfo de Obieta, écrivain qui faisait partie de l’équipe d’enthousiastes, se souvient qu’il voulut soutenir Gombrowicz économiquement pour qu’il puisse se consacrer entièrement à la traduction. Il proposa de créer un fonds avec une douzaine d’amis qui allaient chacun apporter 100 pesos. Le montant n’était pas un cadeau mais un prêt à rembourser après l’encaissement des droits d’auteur. Plus tard, apparut la mécène Cecilia Benedit de Debenedetti qui résolut la situation. Gombrowicz, en remerciement, lui dédia l’édition argentine de Ferdydurke.

Irina Bogdaschevski, entre la Russie et l’Argentine

La vie d’Irina fut remplie de voyages et de péripéties jusqu’à son arrivée en Argentine et l’acquisition d’une maison avec jardin dans la ville de La Plata. Là, au milieu des arbres, elle traduisit Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Chklovski, Tsvetaïeva, entre autres. Dans une interview, la seule qui apparaît sur YouTube, elle affirme que traduire est une audace et qu’elle provient de l’urgence de vouloir partager un texte avec d’autres.

Santiago Hamelau
Santiago Hamelau
Soy escritor y traductor. Me encanta leer, viajar, ir al cine y visitar museos. Saco fotos como hobby y tengo un espíritu curioso.
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