La Patagonie n’a jamais été ma tasse de thé. Je dois m’efforcer pour écrire à son sujet. Chaque mot est un pas de plus dans un désert infini. La Patagonie peut être belle et pleine d’adrénaline ou un enfer d’ennui, comme n’importe quel endroit. Mais ce n’est pas n’importe quel endroit, car on dit que c’est le bout du monde. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite…
Quand je suis arrivée en Argentine, j’écoutais tout le temps deux chansons d’Emily Loizeau : « I’m alive » et « À l’autre bout du monde ». La première a un refrain génial qui résume exactement ce qui m’arrivait avec ce changement de pays : je suis vivante, c’est étrange d’être vivante. L’autre chanson de Loizeau, « À l’autre bout du monde », je l’ai toujours assimilée à l’Argentine. Elle dit ceci : « C’est là que migrent les oiseaux/ On dit ça/ De l’autre bout du monde/ J’avance seule dans le brouillard/ C’est décidé ça y est, je pars/ Je m’en vais/ À l’autre bout du monde ». Pour moi, c’était la chanson d’une fille qui part à l’autre bout du monde. Je n’ai pas approfondi davantage, je ne me suis rendu compte que plus tard que les deux étaient des chansons de deuil. Ce n’est pas une erreur d’avoir confondu l’autre côté du monde avec l’Argentine. Je savais que de l’autre côté du monde se trouvait ce pays géant et mystérieux, mais je n’ai pas réalisé qu’on pouvait aller encore plus loin que Buenos Aires.
Pendant mon enfance, Ushuaïa était le nom d’une émission de télé en France dans laquelle un aventurier écologiste (Nicolas Hulot) parcourait la planète comme un véritable explorateur du siècle dernier, mais accompagné par les caméras. Il faisait du parachutisme, de la plongée, du canoë à côté des orques d’Alaska, prenait le train entre les montagnes en sortant la tête par la fenêtre, montait dans un avion qu’il pilotait lui-même, traversait les nuages, supportait tous les climats et nous découvrions le monde loin de chez nous assis dans le canapé. Ushuaia – Le magazine de l’extrême était le nom complet de l’émission. Depuis lors, Ushuaïa est devenu synonyme d’aventures, de prises de risques, de plongée parmi les requins, de vouloir prendre le thé ou jouer au ballon avec des inconnus, de se faire comprendre sans parler la même langue, la vie d’explorateur. Pour moi, c’était difficile de m’imaginer en aventurière : je ne sais pas nager et j’ai de l’asthme.
Aimer voir la lune et les étoiles
Le mot Patagonie est apparu après Ushuaïa, à cause du chanteur français Florent Pagny, qui s’y est installé, au milieu de nulle part et est devenu célèbre pour sa chanson « Ma liberté de penser », un tube auquel il était impossible d’échapper. Échapper, je souligne ce terme si important dans le dictionnaire des explorateurs. Qui a débarqué en Argentine sans s’échapper ? Une certitude : ceux qui ne sont pas arrivés en fuyant, sont arrivés et sont restés par amour. Pagny n’a pas été le premier Français à tomber amoureux de la Patagonie. Bien avant lui, Antoine de Tounens a voulu fonder le Royaume d’Araucanie et de Patagonie. Il y a eu d’autres Français qui ont laissé des marques en Patagonie comme Jean Mermoz et Antoine de Saint-Exupéry. Ils semblent nous dire que pour être explorateurs, il faut aimer voir la lune et les étoiles mais il faut aussi « se former aux accidents ». Dans les années 1930, l’aviation était un sport à haut risque. Ici, ils ont baptisé une aiguille du Chaltén l’aiguille Mermoz, en hommage au pilote qui est resté bloqué trois jours sur l’Altiplano avant de réparer le moteur de son avion et de s’échapper en faisant des acrobaties entre les montagnes. Mais c’est Antoine de Saint-Exupéry, un autre aviateur, qui a fréquenté Mermoz en Argentine, qui a véritablement conquis la Patagonie en avion, réussissant à inaugurer des routes dans le ciel pour transporter le courrier. Il faut lire son livre Vol de nuit pour comprendre ces premiers pas, le désert d’obscurité qu’il fallait vaincre : « Ces hommes croient que leur lampe luit pour l’humble table, mais à quatre-vingts kilomètres d’eux, on est déjà touché par l’appel de cette lumière, comme s’ils la balançaient désespérés, d’une île déserte, devant la mer. » Il m’a fallu des années pour comprendre ce livre, je n’arrivais pas à me mettre dans la peau de ces premiers avions, de la radio qui annonce la tempête. Il existe une littérature abondante sur la Patagonie qui inclut les Mapuches, les steppes, la neige, les rivières, l’écriture d’un scénario, se retrouver avec son passé, s’échapper. La molicie d’Esteban Rubinstein, Falsa Calma de María Sonia Cristoff, Hágase usted mismo d’Enzo Maqueira, les romans de Fabián Martínez Siccardi, ou Quiero volver a mi casa de Camila Spoturno Ghermandi.
« Je me demande si je suis une exploratrice »
Dans Agosto de Romina Paula, la protagoniste retourne dans sa Patagonie natale pour un rituel funéraire suite à la mort d’une amie. La Patagonie fait partie du paysage de son enfance. Elle y retrouve la neige et les montagnes, mais aussi les objets et les vêtements qui sont restés dans la chambre de la maison de son amie décédée. Romina Paula insiste sur les rêves, elle écrit : « Je fais des rêves très étranges, parce que je vais trop loin, je franchis la barrière du rêve et j’arrive plus loin et j’entre dans un état très étrange. Et c’est ton lit, c’est ta maison, ta chambre, tout cela est très étrange, très étrange ». La protagoniste d’Agosto ne ressemble-t-elle pas un peu à la fille qui chante Je suis vivante, C’est étrange d’être vivante? Serait-elle un peu comme Emily? Loizeau, dont le nom se prononce comme le mot oiseau en français, mais s’écrit différemment. On comprend pourquoi Loizeau a écrit sur le fait d’aller à l’autre bout du monde, en faisant référence à la migration des oiseaux. Mais oui, continuer à vivre après la perte d’un être cher, c’est un voyage au bout du monde. Il y a un deuil, comprenez une bataille entre deux mondes parallèles, celui des souvenirs et le présent couvert de neige. Mais dans « Agosto », il y a une protagoniste qui est déjà partie et qui revient visiter son lieu d’origine avec le même ton que l’exploratrice d’une nouvelle terre. Parce que tout change, parce que chaque pas laisse une empreinte pleine de fantômes. Je ne suis allée qu’une fois en Patagonie, à Esquel, pour moins d’une semaine. Je me demande si je suis une exploratrice. Je n’ai pas eu l’impression de m’approcher du bout du monde. Je me le suis demandé après, quand j’ai commencé à douter de mon point de départ.