Dans un bar de Recoleta, des lecteurs d’un certain âge plongent dans une œuvre infinie. En s’égarant entre les lignes du roman, ils deviennent des amis involontaires… « Amis de Proust ».
Proust était contre l’amitié, qu’il décrit comme une expérience pleine de contradictions et source de malaises. Une perte de temps qui l’éloignait de son véritable plaisir : être seul dans ses pensées. Mais ce qu’il n’aurait jamais imaginé, c’est que, presque un siècle plus tard, son œuvre emblématique, À la recherche du temps perdu, serait la raison qui pousse un groupe de vieux lecteurs à se réunir, depuis des décennies, dans un bar de Buenos Aires. Lire et analyser son texte, voilà leur but. Mais aussi discuter de certains des aspects les plus profonds de la condition humaine, comme le passage du temps, la mort, la mémoire.
Réseau affectif
En bons proustiens, les membres de ce groupe ne se considèrent pas comme des amis au sens traditionnel. Pourtant, au fil des ans, ils ont réussi à former un véritable réseau affectif autour de l’écrivain français. « Nous sommes collectivement amis de Proust », affirme Alberto, l’un des fondateurs du groupe. Ces rencontres, qui continuent d’avoir lieu, le dernier samedi de chaque mois, dans un bar de Recoleta, ont été immortalisées par la réalisatrice María Álvarez. Son documentaire s’appelle, tout simplement : El tiempo perdido (2020). Elle a suivi le groupe pendant quatre ans, au point d’en devenir un élément-clé. C’est elle qui m’a ouvert la porte à l’une de ces rencontres. En l’occurrence : dédiée à la lecture du dernier chapitre du septième tome.
La table n’accueille aujourd’hui qu’un tiers des participants originaux et pourtant, il y a un élément profondément émouvant dans ce rituel maintenu pendant plus de 23 ans. Leur rituel transcende le contenu du roman car il a créé un espace d’appartenance ayant résisté à l’adversité. Le groupe a non seulement survécu à la fermeture du bar de Tribunales qui l’a vu naître, mais il a également surmonté l’absence de certains de ses piliers fondamentaux, se maintenant debout comme un acte authentique de résistance basé sur l’amour de la littérature, de l’art et de Proust. « Certains arrivent et d’autres partent, mais je n’ai jamais douté qu’ils viendraient », confie María Álvarez.
Tout ce qui se passe lors de ces rencontres va à contre-courant de notre contemporanéité : l’œuvre qu’ils lisent est monumentale ; l’espace se maintient depuis de nombreuses années uniquement par amour de l’art ; lors des rencontres, on lit à voix haute. Dans un monde où la communication est virtuelle et éphémère, où l’on peut effacer ce que l’on écrit et où ce qui ennuie est jeté, ici la présence est exigeante. La connexion est réelle, et une attention totale envers l’autre est requise. Cet espace défie la logique marchande et productive qui règne actuellement, nous invitant à être présents, à écouter et à ressentir. Suspendre la réalité pendant deux heures et se laisser porter par ce monde fictif, riche et complexe. C’est dans l’inconfort de la proximité que se forgent des liens authentiques, où l’on apprend à soutenir des conversations profondes, même lorsqu’on est en désaccord. L’amitié devient un refuge où l’on peut se perdre dans le meilleur sens du terme et embrasser la complexité de la vie.
Les proustiens affirment avoir un lien profond avec Proust et connaître le personnage d’Albertine mieux qu’ils ne connaissent leurs proches. Mais sans s’en rendre compte, à travers la littérature, ils ont également forgé entre eux un lien singulier : un refuge contre la solitude, une voie pour se connaître et partager des expériences.
Accompagnée par la réalisatrice du documentaire, María Álvarez, j’ai discuté avec certains membres du groupe (Alberto Gelman, Elisa Grigo et Susana Borodienz) qui m’ont partagé leurs réflexions sur l’amitié, ce qui les lie à l’héritage de Proust et l’impact que les rencontres littéraires ont eu sur leurs vies au cours de plus de deux décennies.
La Revue : Cela fait plus de 23 ans que vous vous réunissez. Vous considérez-vous comme des amis ?
Alberto Gelman : Nous sommes collectivement amis de Proust, mais pas entre nous. Il faudrait définir ce qu’est l’amitié. Nous sommes un groupe de personnes intéressées par la littérature et par les questions existentielles. C’est un espace où l’on vient parler de choses importantes, dont on ne parle souvent pas avec ses amis. Dans le groupe, on y arrive. J’ai rencontré beaucoup de gens ici. Je ne sais pas si c’était de l’amitié ou non, mais quand ils arrêtent de venir, cela représente de grandes pertes personnelles ; parce que des gens avec qui parler de choses vitales, il n’y en a pas beaucoup.
LR : Ces rencontres ne se sont jamais suspendues… C’est incroyable non ?
Susana Borodienz : La continuité est fondamentale dans la vie et aussi dans l’amitié, maintenant que j’y pense. Si vous arrêtez de voir un ami, vous devenez triste, vous ressentez un vide ; si cela vous est égal de le voir ou non, alors c’est une simple connaissance. Avec Proust, c’est la même chose, si j’arrête de le lire, je deviens triste.
LR : Que dire de l’engagement et de la discipline que cela implique ?
AG : Venir ici est un effort, ce n’est pas du loisir. Bon, il y a une part de plaisir bien-sûr, mais il serait beaucoup plus facile d’aller voir un match au stade, de rester chez soi ou d’aller au cinéma que de venir ici pour lire et parler de la vieillesse, du temps, de sujets profonds… Ceux d’entre nous qui continuent à assister aux réunions aiment le groupe et Proust ; nous aimons partager cet espace. C’est sacré.
LR : María, qu’est-ce qui vous a interpellée dans ce groupe au point d’en faire un film ?
María Alvarez : J’ai été très admirative du fait qu’ils maintiennent la rencontre et cette passion pour l’œuvre pendant si longtemps. Je me suis beaucoup identifié à eux. Toute ma vie tourne autour du cinéma et de l’art. C’est mon travail, mais c’est aussi une obsession. Avoir cette passion, ce n’est pas rien. Cela peut être une façon de supporter les limites que te pose la réalité ou des circonstances douloureuses.
LR : Vous avez filmé les rencontres pendant quatre ans. Que vous a apporté cette expérience ?
MA : Je suis très émue que le groupe continue, même s’il y a des personnes qui manquent beaucoup. Le groupe semble ne pas avoir changé : c’est quelque chose de tragique et beau à la fois… Ils ont accepté les absences comme faisant partie de la vie et ont continué. C’est la leçon qu’ils nous donnent : assumer les pertes et les douleurs, faire avec ce qui reste et continuer. C’est une autre forme de résistance à laquelle je n’avais pas pensé quand j’ai fait le film. Quand je viens aux rencontres, je me dis que les absents sont encore là, parce qu’ils vivent dans le film.
LR : Bien que l’amitié ne soit pas un axe central du documentaire, que pensez-vous en tant que spectatrice et participante de ces rencontres de lecture ?
MA : C’est vrai que pour moi l’amitié n’était pas un axe central du film. Mais je crois que les rencontres présentiel sont exigeantes. Elles créent un lieu de résistance, en plus d’être un réseau affectif. L’amitié te pose des défis. Maintenir une amitié implique un risque : des lieux inconfortables, des désaccords. Aujourd’hui, face à n’importe quel inconfort, on baisse les bras. Nous vivons la vie en essayant de nous la faciliter et, au fond, la vie est plus complexe que cela, ou du moins la vraie vie. Sinon, il y a l’option d’une vie sans douleur, dans laquelle tout le monde pense comme toi et tu ne rencontres personne, ni toi-même.
LR : Pourquoi Proust et pas un autre auteur ?
AG : Je continue à lire Proust parce qu’à chaque nouvelle lecture, je fais de nouvelles découvertes. Proust est grand… En réalité, il dit que les faits sont superficiels. L’important est ce qu’il y a en dessous. Et je me demande : qu’est-ce qu’il y a en dessous ? Par ailleurs, on éprouve du plaisir dans le lyrisme des pages, au-delà du sens. Cela te comble.
SM : Pour moi, c’est un acte de rébellion. Et bien qu’il ne soit pas mon écrivain préféré, ce qui me passe avec Proust est unique. Quand je le lis, je sens que j’entre dans une pièce, je ferme la porte et je suis seule avec lui. Je me sens dans un monde à part.
Elisa Grigo : Pour moi, Proust signifie un temps retrouvé. Je me connecte à un monde d’hypersensibilité, qui éveille la sensibilité au monde. Je sens que j’ai récupéré une sensibilité que je n’avais pas jusqu’ici.
LR : Comment la lecture groupale modifie-t-elle l’expérience ?
AG : Les lectures se nourrissent les unes des autres. Nous lisons et parlons de la vie. Nous donnons vie à l’œuvre de Proust. Je sens que je travaille pour lui (il rit). Je crois que s’il était là, il serait content de moi et du groupe.
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Mini bio
María Alvarez est écrivaine et réalisatrice de cinéma. Elle a signé une trilogie documentaire composée de « Las cinéphilas » (2017), « El tiempo perdido » (2020) et « Las cercanas » (2021), dans laquelle elle aborde de manière involontaire le passage du temps et l’art comme une forme nécessaire d’habiter le monde et d’y survivre.