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Conversations entre amies à distance : comment faire pour que cela ne devienne pas du chinois ?

Composer avec d’importants décalages horaires, déjouer les autorités des pays autoritaires, devoir crypter les conversations pour se protéger des familles… L’auteure de cette chronique a trouvé la façon de surmonter tous ces obstacles (et bien d’autres) pour entretenir sa relation avec Marina, une amie d’enfance partie très loin de l’Argentine.


 

Un mardi quelconque, autour de midi. Me voilà de nouveau en train de calculer si c’est une heure décente pour l’appeler. Là où vit Marina, il est onze heures du soir. Je sais qu’elle sort parfois dîner et boire un verre après sa longue journée de bureau, mais je suis plutôt encline à penser qu’elle sera en train de dormir avec son petit ami, se reposant pour se réveiller à nouveau quand moi je commencerai à préparer le dîner de mon fils.

C’est comme ça maintenant. Avant, quand nous n’avions ni compagnons ni enfants, c’était si facile de communiquer. Combien de fois ai-je été réveillée à la mi-journée par un appel de Marina, complètement ivre, juchée sur un vélo-taxi (ce véhicule que j’imaginais comme une bicyclette avec une sorte de charrette à l’arrière, où mon amie était assise, jambes croisées, comme une princesse un peu défaite) et j’écoutais comment, d’une voix alcoolisée, sinueuse, elle donnait des indications en chinois pour arriver jusqu’à chez elle ? Les indications étaient ponctuées de rires, de sa part mais aussi du chauffeur, et c’est ainsi que je constatais que sa maîtrise de la langue chinoise lui permettait de plaisanter.

Appels strictement surveillés

Mon amie de toujours, à l’autre bout du monde, se déplaçait dans la nuit de Shen Zhen, dans une charrette tirée par un Chinois à bicyclette, comme une princesse au XXIe siècle, ivre et riant, dans une langue qui était pour moi (littéralement) du chinois. Marina réussissait, une fois de plus, à des milliers de kilomètres de mon appartement à Chacarita, à rendre ma vie plus spectaculaire.

Mais, depuis la pandémie, Marina vit à Hong Kong. Quand elle a eu l’opportunité de retourner à Shen Zhen, elle l’a refusée, par peur qu’ils les enferment tous à nouveau. Je sais que ses affaires sont restées en Chine : ses baskets préférées, son ordinateur. L’image des affaires appartenant à des personnes qui partent se mélange dans ma mémoire avec l’histoire qu’elle m’a racontée une fois, quand elle vivait encore dans son appartement de Shen Zhen et que nous faisions de longs appels (elle à l’aube, moi en plein après-midi) pendant qu’elle fumait un joint sur le balcon (activité qu’elle ne pouvait mentionner qu’en langage codé, parce que les appels et la consommation de drogues illégales étaient strictement surveillés). Cette fois-là, elle m’avait raconté l’histoire d’un ami que la police avait intercepté chez lui et avait obligé à uriner dans un flacon pour prouver qu’il consommait de la marijuana. Il a été expulsé sur-le-champ, on lui a donné seulement quelques heures pendant lesquelles il a réussi à placer son chien chez un couple d’amis et à demander à d’autres de venir chercher ses affaires. Il est parti avec les vêtements qu’il portait et un sac à dos, je ne sais où.

Quelques années plus tard, Marina m’avait appelée de Mannheim, en Allemagne, où elle passait des vacances chez un ami, pour me dire qu’elle ne pouvait pas rentrer chez elle. Que le gouvernement avait fermé les frontières. Que non seulement les gens ne pouvaient pas entrer, mais qu’ils ne pouvaient pas non plus sortir de chez eux, qu’ils se relayaient une fois par semaine pour aller au supermarché, et tout ce que nous nous apprêtions à vivre ici. En janvier 2020, je suis en vacances chez ma belle-mère, en Patagonie, avec mon bébé de deux mois et je ne sais pas encore que deux mois plus tard, nous serons, nous aussi, enfermés. Marina est cette amie qui vit dans le futur et m’apporte des nouvelles de l’au-delà.

Des mois sans parler

J’avais une image beaucoup plus précise de sa ville précédente, dans la Chine de ses ancêtres. De son immeuble sans escaliers, où elle pouvait arriver en marchant à n’importe quelle heure sans même regarder en arrière, par de petites rues tranquilles. Le front de mer d’une rivière ? d’un lac ? d’un canal ? où elle sortait courir. L’humidité étouffante, les orages électriques et les ouragans. Mais depuis qu’elle vit à Hong Kong, ce territoire beaucoup plus international et moderne, je ne peux m’imaginer que la zone de bars et de restaurants de luxe dont elle m’a parlé plus d’une fois. Ensuite, je ne sais pas pourquoi, peut-être à cause de ma maternité, peut-être à cause de son nouveau travail, nos appels se sont espacés ou sont devenus plus brefs, et ses récits ne quittent plus le cadre du bureau et de son appartement. Deux lieux que j’imagine en détail, bien que je crois qu’elle ne me les a pas décrits.

Cela fait des mois que nous ne parlons plus. Je connais Marina depuis 28 ans et nous sommes amies depuis le CE2. Cette année-là, notre maîtresse a inventé un prix simplement parce qu’elle avait besoin de distinguer mon amie d’une manière ou d’une autre. La médaille du meilleur bulletin ne lui revenait pas et la distinction de meilleure camarade ne dépendait pas de l’enseignante, alors elle a créé la catégorie « Miss Saint Trinnean’s » (du nom de notre école) et lui a remis une poupée en porcelaine, délicate et romantique, deux choses que mon amie n’était pas. Mais toutes les vertus que Miss Macarena avait relevées étaient réelles. Nous étions d’accord pour dire que cette fille méritait un prix.

Première découverte de l’exotisme

Le grand-père de Marina était venu de Chine en 1968 et avait ouvert le premier restaurant chinois de Buenos Aires. Le père de Marina avait ouvert le premier restaurant chinois de notre quartier, dans la banlieue nord, et avec lui nous allions certains week-ends dans le quartier chinois de Belgrano manger des choses qui me dégoûtaient autant qu’elles me fascinaient. Marina était fan des algues, par exemple, quelque chose que je ne pouvais pas avaler. Les odeurs, les textures, les sons, les visages que j’ai vus dans ces restaurants et marchés du quartier chinois des années 90 ont été ma première expérience exotique. Je ne m’étais pas rendu compte, jusqu’à ce moment-là, que mon amie aux yeux bridés faisait partie d’un monde parallèle.

Quand elle a décidé d’aller vivre en Chine, cela m’a semblé être une super idée. Elle nourrissait l’espoir d’ouvrir un stand de choripanes sur la terre de ses ancêtres. Bien sûr, rien de cela ne s’est produit, mais dans mon esprit, Marina est ma super amie qui est partie vivre de l’autre côté du monde pour retourner sur les pas de son père et de son grand-père. Un déménagement aux aires de blague, une action digne d’une Miss Saint Trinnean’s.

J’écris cette chronique un lundi de la fin du mois novembre. Je fais l’effort de la contacter. Notre conversation ne dure que quelques minutes, le seul créneau de disponible entre le moment où je dépose mon fils à la maternelle et celui où elle attend pour dîner, le retour de son petit ami, mort de faim, après sa journée de travail comme professeur de tennis. Une activité qui rapporte beaucoup d’argent, là-bas, mais qui leur permet tout juste de louer un appartement très petit, qui ne lui offre aucune intimité pour avoir une conversation avec moi. Dès que Berni, le petit ami, entre dans l’appartement, Marina me dit « PAW », qui sont les initiales de « Parents Are Watching », le mot de passe qu’on utilisait à l’époque où nous chattions pendant des heures sur ICQ, après avoir passé toute la journée ensemble à l’école.

Nous nous mettons à jour en vingt minutes, pas besoin qu’elle m’explique trop, je connais tous ses cycles d’humeur, et, en deux mots, je sais déjà quelle zone traverse son train fantôme. Nous parlons de l’incertitude de son destin, de quand elle prévoit de venir en Argentine, du désir ou non d’avoir des enfants, de combien nous voyons s’approcher la quarantaine, de sa mère en éternelle rééducation après un AVC. Comme à chaque fois, c’est comme si nous nous étions vues il y a deux semaines.

Amie par téléphone

Cette nuit-là, je rêve d’elle. Je rêve que son visage est plein de rides, c’est elle, aujourd’hui, à 35 ans, avec ses cheveux châtain clair, parfaitement lisses, son corps menu et maigre, ses yeux bridés, mais de ses pommettes jusqu’en bas, son visage est envahi par les rides. Je ne lui dis rien, comme si le fait de le lui faire remarquer eut été un manque de respect, je l’observe simplement, elle a l’air heureuse. Je me réveille en sueur et la première association qui me vient à l’esprit est celle de ses ancêtres : Marina porte aussi l’héritage de ces personnes venues de là-bas et que j’imagine ayant toujours été vieilles. Soudain, j’ai la certitude qu’une fois, après de nombreuses années d’amitié, Marina m’a raconté que son grand-père, à sa naissance, lui a donné un nom chinois. Mais comme je viens de sortir de mon rêve, je doute. Ce qui est certain, c’est que Marina ne parle pas beaucoup de son grand-père, ni de son lien profond ou complexe avec la Chine. Peut-être parce que c’est quelque chose de si évident qu’elle doit penser qu’il n’est pas nécessaire de l’expliquer. Mais pour moi, cette fois où elle m’a parlé de tout ça, de son grand-père, de ses origines profondément chinoises, ce fut toute une révélation. Oui, j’en suis sûr, je l’ai vécu, donc ce n’est pas un rêve, cette confession était réelle.

J’étends le bras pour prendre mon téléphone portable sur ma table de nuit et je lui écris. « Amiga, comment c’était ton nom chinois, déjà ? » La réponse arrive tout de suite, comme si ces heures de décalage horaire n’existaient pas entre nous. Deux idéogrammes chinois et leur traduction phonétique : « Mei Jing ». En dessous, leur signification traduite en espagnol : « beau paysage ; belle vue ». Et elle ajoute : « celui de mon frère, je ne m’en souviens pas exactement mais ça signifie quelque chose comme ‘moment parfait’. » Beau paysage dans un moment parfait. Je me souviens immédiatement de nos longues conversations, chacune à sa fenêtre, l’une commençant la journée et l’autre la terminant, et je me dis que c’est exactement comme ça qu’on se sent quand on parle au téléphone avec une amie basée à l’autre bout du monde.

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